Dans la désormais – tristement – célèbre « Contribution du ministère de la Culture aux travaux de l’action publique 2022 » dit « CAP 2022 » sur la politique budgétaire du Ministère de la Culture », la partie consacrée aux Archives fait la part belle à la notion d’« archives essentielles », permettant de préconiser une politique de collecte beaucoup plus sélective que celle qui serait menée actuellement.
Or, comme nous allons le montrer point par point, cette proposition part de prémisses fausses, et propose une solution dont le mérite avancé – « c’est moins cher » – est tout aussi erroné.
1 – Un postulat de départ faux
Le rapport part du constat suivant : « Une politique des archives trop coûteuse car visant à l’exhaustivité ». C’est tout simplement faux. La politique de collecte des archives n’a jamais visé et ne vise toujours pas à l’exhaustivité, que l’on se place du point de vue réglementaire ou de la pratique.
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Réglementation
Le code du patrimoine précise à l’article R. 212-12 : Sont considérés comme archives définitives les documents qui ont subi les sélections et éliminations définies aux articles R. 212-13 et R. 212-14 et qui sont à conserver sans limitation de durée.
Conformément aux articles R. 212-3, R. 212-4, R. 212-14 et R. 212-51, l’élimination des archives produites ou reçues par l’État, les collectivités territoriales et les établissements publics fait l’objet d’un bordereau visé, au titre du contrôle scientifique et technique de l’État et au nom de la ministre, par des archivistes du Service interministériel des Archives de France (SIAF), des Archives départementales (AD) ou des missions placées auprès des différents ministères.
On conviendra qu’on ne saurait parler ici d’exhaustivité de la conservation !
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Pratique
La pratique quotidienne des services d’archives est tout à fait conforme à ces principes. Ainsi, les services d’Archives départementales ont, au cours de l’année 2016, instruit l’élimination de 702,5 km linéaires d’archives publiques quand, dans le même temps, elles en collectaient 41,5 km. Autrement dit ces services éliminent 17 fois plus d’archives qu’ils n’en collectent (données statistiques de FranceArchives) !
Le constat est le même pour les administrations centrales : à titre d’exemple, la Mission des Archives auprès du Ministère de la Culture a procédé en 2016 à l’élimination de 4,11 km linéaires de documents tout en en versant seulement 262 mètres aux Archives nationales.
Si ça c’est « viser à l’exhaustivité », alors la France connaît le plein-emploi…
2 – Une solution mal évaluée
Partant de cette contre-vérité, la contribution ministérielle préconise ensuite, pour résoudre ce (faux) problème, de restreindre la collecte aux « archives essentielles » et de recourir massivement à la numérisation des documents, affirmant que cela reviendra moins cher : « en l’état actuel conserver 100 km d’archives = coût de 6M€ par an ; numériser 100 km d’archives coûte en moyenne 36M€ = au bout de 6 ans leur coût de conservation est amorti . »
Cette dernière phrase comporte une erreur de raisonnement qu’on ne tolérerait pas chez un élève de CM2 ! Nos Diafoirus du Ministère assimilent coût de numérisation et coût de conservation des archives numérisées, tels un automobiliste qui oublierait d’intégrer au coût de sa voiture les frais d’entretien, d’assurance et de carburant et se focaliserait sur le seul prix d’achat.
Les auteurs de la contribution pensent-ils vraiment que la conservation des archives numériques ne coûte rien ? Croient-ils que les serveurs, les supports de conservation, les locaux où les abriter seront généreusement offerts à la République par quelque mécène désintéressé ? Oublient-ils que, en plus de ces moyens techniques, il faut, pour conserver durablement des archives numériques, organiser des migrations régulières, assurer une veille technologique, bref des moyens matériels et, ce qui est à leurs yeux un gros mot, des moyens humains ?
Non, la conservation des archives numériques ne s’amortit pas en 6 ans, ni même en 100 ans ; elle représente une dépense (encore un gros mot) régulière et durable, peut-être inférieure à celle de la conservation d’archives traditionnelles (et cela reste à prouver), mais en tous les cas non négligeable. Rappelons également que la numérisation patrimoniale ne se substitue pas à la conservation : ce n’est pas parce que des registres d’état-civil, des registres de matricules militaires de la Première Guerre mondiale, etc., ont été numérisés, que les documents originaux peuvent être détruits pour permettre un gain de place et réaliser une pseudo-économie ! La numérisation est un outil supplémentaire de conservation, de valorisation et de diffusion, non un outil de substitution aux archives elles-mêmes.
Soit c’est de l’incompétence, et, à ce niveau de la hiérarchie du Ministère, c’est grave ; soit c’est de la désinformation pour habiller une réduction des moyens humains et financiers. À voir comment la contribution ministérielle fait peu de cas du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales en suggérant des mutualisations à tout-va de leurs services d’archives, on est en droit de se poser la question.
3 – Une notion floue et inadaptée
Qu’à cela ne tienne, diront les auteurs de la contribution ministérielle, concentrons-nous sur les « archives essentielles » et tout ira bien. Sauf qu’ils se gardent bien de définir ce que sont des « archives essentielles », se bornant (et c’est révélateur) à fixer un objectif (au doigt mouillé) de réduction de la collecte entre 10 et 20 %.
Cette notion n’est toutefois pas sans poser de nombreux problèmes :
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qu’entend-on par « archives essentielles » ?
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qui se chargera de cette définition : les archivistes, les producteurs des documents, les historiens, les usagers des archives ?
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les archives jugées essentielles aujourd’hui seront-elles les mêmes que demain ?
De plus, elle est tirée de la pratique des archivistes du monde anglo-saxon, et ses thuriféraires citent à l’appui de leur thèse le cas des Archives fédérales du Canada. Or il se trouve que cette notion n’est pas utilisée par les Archives nationales du Québec. Ce n’est évidemment pas un hasard si la province canadienne la plus proche du mode français d’organisation n’a pas jugé approprié d’utiliser cette approche.
La mise en avant de ce modèle (par exemple dans le récent rapport Nougaret) fait bon marché de la pratique archivistique française, qui bénéficie jusqu’ici d’une reconnaissance internationale (Stage international des Archives, publications francophones du Conseil international des Archives, etc.). Surtout, elle est problématique à bien des égards. Outre que la production administrative d’un État fédéral jeune aux fonctions essentiellement régaliennes n’a pas l’ampleur de celle d’un État centralisé et ancien avec des missions sociales, culturelles et éducatives comme la France, on peut remarquer que cette pratique va de pair avec un système de « records management1 » (tiens, encore des frais) qui n’a aucun équivalent en France.
La notion d’ « archives essentielles » est volontiers présentée par ses promoteurs comme un « changement de paradigme ». Même si c’était le cas, on ne voit pas pourquoi un tel changement serait bénéfique par nature. La pratique archivistique actuelle a-t-elle donc fait la preuve de son inadéquation ou inadaptation ?
En définitive, on ne voit pas ce qu’apporte cette notion par rapport à celles d’« utilité administrative » et d’« intérêt historique ou scientifique » déjà présentes dans le code du patrimoine pour justifier de la conservation d’une partie – minime – des documents d’archives produits. En tout état de cause, la collecte d’archives historiques doit être fondée sur une évaluation scientifique raisonnée – comme elle se pratique déjà – et non être dictée par un arbitraire comptable irréfléchi.
4 – La préservation des droits des citoyens menacée ?
Mais il y a plus grave : le Code du patrimoine indique à l’article L. 211-2 : « la conservation des archives est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche ». À ce titre, il faut donc également s’interroger sur les conséquences que pourrait avoir une politique de collecte restreinte aux seules « archives essentielles » pour les droits des citoyens et sur leur possibilité de recours juridique ou de contrôle démocratique sur l’action publique.
Un exemple au hasard : les dossiers de carrières et de pension des hauts-fonctionnaires du Ministère de la Culture. Quelle serait leur réaction si, au moment d’établir leur dossier de retraite, on leur répondait que ces dossiers n’étant pas des archives essentielles, ils ont été éliminés ? Il faudra bien conserver durant un temps long (et avec l’allongement de l’espérance de vie, cette durée ne va pas diminuer, au contraire) ce type de dossiers avant de pouvoir en définir le sort final (conservation définitive ou élimination, partielle ou non). Or cette conservation temporaire plus ou moins longue – les archives intermédiaires utiles pour les besoins de l’administration et la justification des droits des citoyens – suppose des moyens humains et des locaux de stockage, donc horresco referens, encore des dépenses, par les administrations productrices des documents !
Pour conclure
Soyons clairs : les archives « essentielles », la numérisation comme solution miracle au problème d’espace, tout cela n’est que le paravent d’une banale (et triste) approche purement comptable de la politique des Archives dont le seul but est de faire des économies.
Pour prévenir toute interprétation malveillante de nos propos, précisons que la CFDT-Culture ne demande pas de tout conserver, encore moins de collecter sans réflexion.
La CFDT-Culture n’est pas non plus le giron d’utopistes qui seraient déconnectés de la réalité.
Elle est au contraire attentive aux pratiques professionnelles et parfaitement consciente qu’être archiviste, c’est précisément s’interroger régulièrement sur la collecte et les critères de sélection des documents (évaluation, réévaluation, etc.). Nous savons aussi, a contrario, que la destruction d’archives est irrémédiable et qu’elle ne saurait se décider à la va-vite, sans diagnostic ni évaluation sérieuse de la politique archivistique de notre pays et sans autre objectif qu’inscrire un chiffre dans un plan quinquennal.
Le sujet des archives est aussi un enjeu de démocratie : laisser des préoccupations budgétaires décider de ce qui est « essentiel » pour la justification des droits et l’écriture de l’histoire de demain et de chacun serait grave.
Il y a eu en 1987 les États généraux de la culture ; il y eut, également en période de transformation de l’administration, les Entretiens de Valois sur le spectacle vivant ; dernièrement s’est tenue la concertation nationale sur l’architecture, il serait peut-être temps de mettre en place un dialogue collectif et constructif sur ce que peuvent être les archives de la France dans le futur.
CFDT-CULTURE, section Archives
28 novembre 2017
1 Littéralement « gestion des archives courantes » ; mais il n’y a pas de véritable traduction française de cette expression, ce qui, là encore, n’est pas un hasard. En gros il s’agit de charger des spécialistes de suivre la vie des documents dans les services producteurs, avant leur versement aux Archives.
Télécharger au format PDF CFDT-CULTURE – ACTION SECRÈTE 2022 suite – Vous avez dit « Archives essentielles… » ? 28 novembre 2017
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