Archives pour demain. Quel avenir pour les archives ?

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Les Archives de France ont mis en place une plateforme de consultation publique dans le but de répondre à la question « Quelles archives collecter aujourd’hui et transmettre demain aux générations futures ? ». L’initiative est certes louable mais il est dommage que la précipitation et la maladresse de la démarche en fassent perdre le sens et la problématique.

La forme de ce qui se présente comme une concertation largement ouverte pèche en effet sur plusieurs points : des commentaires non anonymisés, une présentation infantilisante avec des smileys « j’aime » ou « je n’aime pas » qui appauvrissent le débat, un calendrier très serré (deux semaines pour la phase 1, de surcroît en pleine période de vacances scolaires et de ponts). Les questions, dont on ne sait pas vraiment à qui elles s’adressent, semblent presque opposer frontalement archivistes et publics usagers. Tantôt très larges, tantôt pointilleuses, proposant des champs libres pour toutes les réponses, elles font douter de l’exploitation « statistique » qui en ressortira.

Tout ceci pose la question de l’intention, qui n’est pas avouée mais n’est sans doute pas neutre. Le titre du premier groupe de questions « Quelles archives conserver ? » semble bien se situer dans la continuité de la désastreuse «Contribution ministérielle aux travaux du programme Action publique 2022», document de travail du ministère de la Culture en date du 3 novembre 2017, sacrifiant les archives à une volonté exclusive d’économies budgétaires.

Toutefois, s’il est toujours utile de savoir d’où vient le doigt qui montre la lune, il faut savoir aller au-delà et recentrer son regard sur l’essentiel.

CONSERVER : POUR QUI, POUR QUOI ?

La CFDT, syndicat porté par les valeurs de la démocratie, ne peut que se positionner dans un débat qui pose avant tout la question de la transparence. Transparence dans les méthodes mais aussi dans le contenu de ce que les archivistes fonctionnaires font, dans ce à quoi le citoyen a accès. Cette interrogation prend tout son sens dans un contexte mondial de réflexion autour des lanceurs d’alerte, des « fake news » mais aussi de la sécurité des données à caractère personnel. Pour la CFDT-CULTURE, la question doit avant tout porter sur la raison d’être des archives et la justification de leur conservation. En positionnant le débat uniquement sur le plan historique, en mettant sur le même plan les archives publiques et privées, on ne peut aboutir à une vision claire et globale des choses. On ne dira jamais assez que « la conservation des archives est organisée dans l’intérêt public, tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes […] que pour la documentation historique de la recherche » (article L 211-2 du Code du patrimoine).

La question de la conservation sous-tend de façon inéluctable celle de la destruction. Or, il faut bien être conscient qu’une destruction est irrémédiable, et qu’une telle décision ne devrait pas pouvoir être regrettée. Comment éviter qu’elle soit regrettable ?

Avant l’histoire, le droit du citoyen nous paraît devoir primer, que ce soit celui de l’individu ou celui de la collectivité : la bonne tenue des archives est un élément essentiel du bon fonctionnement des services publics. Grâce aux archives, le citoyen est en droit et en capacité de comprendre les décisions prises par ceux qu’il élit, d’interroger ces décisions, voire de les contester. Il a le droit évidemment d’avoir accès à tout document qui puisse l’aider dans sa vie quotidienne ou sur le plan juridique. Avant d’avoir un intérêt pour la recherche historique, les documents d’archives ont une utilité administrative, juridique, politique, sociale, environnementale et fondent notre société démocratique.

Si on réfléchit à la conservation de documents pour l’histoire, il est essentiel de se poser la question du rôle de cette science. L’histoire est une vision multiple du passé, qui se recompose sans cesse. Une démocratie ne peut se faire le chantre d’une histoire orientée, voire dirigée. Or l’histoire s’élabore à partir des documents d’archives. Le document unique et synthétique n’existe pas ; c’est bien la confrontation des diverses sources, conservées à différents niveaux, qui nourrit la réflexion de l’historien.

Nous vivons une époque où la microhistoire, l’histoire individuelle, rencontre un grand succès. Cette demande sociale pousserait les institutions publiques à conserver tous les documents à caractère nominatif, tels que les dossiers de personnel par exemple. Pour autant, les archivistes doivent-ils se plier à cet engouement, qui a un coût certain pour les finances publiques au profit de prestataires privés d’archivage ? Devraient-ils, en considérant le seul critère nominatif, conserver toutes les copies de concours et d’examens, tous les dossiers de personnel, d’élèves, de patients dans les hôpitaux, etc. ? Se pose également laquestion de la prise en compte des archives privées. Si elles ne sont pas à négliger, il est essentiel qu’elles s’inscrivent dans une politique, afin notamment d’éviter deux écueils fondamentaux : les effets de mode passagère (voir les opérations « grande collecte » lancées par les Archives de France, qui se contentent de surfer sur les sujets en vogue) et le mythe de donner une véritable place aux « minorités, communautés, gens ordinaires » (citation d’un goût douteux, extraite d’un document diffusé aux agents par la direction des Archives nationales). La collecte d’archives privées et la production de témoignages oraux n’ont de sens que dans une complémentarité avec les fonds d’archives publiques, et répondent à des finalités en partie différentes.

Ce sont en fait deux pressions contradictoires qui pèsent sur les archivistes : répondre de façon positive à toute demande mais, parallèlement, diminuer les coûts de conservation en archivant moins.

POUR LE MAINTIEN D’UNE POLITIQUE ARCHIVISTIQUE NATIONALE ET CONCERTÉE

Dans leur opération de consultation, les Archives de France mélangent la notion de « services territoriaux d’archives » et celle d’archives d’État conservées dans un service territorial, les seules qui semblent l’intéresser. Le service interministériel des Archives de France (SIAF) tente de repenser la place de l’État dans le processus de décision sur la conservation et le tri des archives publiques, ouvrant la voie à la remise en cause de son autorité. Ce qui est quand même assez surprenant, quand on songe par exemple combien l’État est présent dans l’acquisition d’objets de musées, quand bien même ils sont achetés avec des fonds exclusivement territoriaux et qu’ils ne possèdent aucun caractère juridique. Quoi qu’il en soit, une élimination est rarement obligatoire. Si la réglementation prescrit la destruction de certaines informations, les collectivités ont d’ores et déjà des marges de manœuvre pour collecter des documents supplémentaires.

Le service interministériel des Archives de France (SIAF) semblant donc réfléchir à confier aux collectivités le choix de conserver ou non tel ou tel document, on peut se poser la question du sens de cette interrogation. Permettreà chacune d’établir ses propres critères de conservation ou d’élimination conduirait forcément à une hétérogénéité (et c’est un euphémisme !) de la collecte sur le territoire.

Le questionnaire évoque la collecte comme si elle n’était que l’aboutissement d’une politique de collecte unilatérale, conçue et mise en place par les seuls archivistes. Or, tous les archivistes le savent, une de leurs plus grandes difficultés est d’obtenir que les administrations soient à la fois convaincues et organisées pour leur transmettre leurs archives à l’issue de leur durée d’utilité administrative. Les documents d’archives ont une réalité implacable, qui se traduit en mètres linéaires pour le papier, en nombre de sallesserveurs pour le numérique. A un moment donné, il faut qu’il y ait une passation ordonnée et organisée de manière concertée : les producteurs des documents et des données sont autant acteurs de l’archivage que les archivistes. Si les fonds d’archives comprennent des lacunes, bien souvent la raison est indépendante des opérations de destruction organisées d’un commun accord entre l’archiviste et le producteur.

Affirmer, comme certains ont pu le faire, que l’on conservait trop d’archives et que la preuve en était « mathématique » par comparaison entre le volume de documents antérieurs à la Révolution et ceux produits du XIXsiècle à nos jours n’a aucun sens. De combien la population française a-t-elle augmenté de 1789 à nos jours ? Quelle est la proportion de gens qui maîtrisaient et utilisaient l’écrit en 1200, en 1515, en 1789, en 1945, aujourd’hui ? De combien de domaines d’action la puissance publique s’est-elle emparée depuis 1789 ? Cependant, les archivistes sont convaincus du bien-fondé de la nécessité de ne pas tout conserver. Ils pratiquent depuis longtemps une politique raisonnée et régulièrement requestionnée de tri et d’élimination, permettant d’aboutir à la conservation à titre définitif d’archives sélectionnées pour leur intérêt pour tout un chacun et pour l’écriture de l’Histoire.

DE LA TRANSPARENCE ET DE SES ENJEUX

La transparence de ces opérations existe déjà, au sein des différents outils que les archivistes rédigent pour objectiver et valider leur action (tableaux de gestion, bordereaux d’élimination). Faut-il la mettre plus en avant ? Comment ? La question est effectivement intéressante. Certes, il y aura toujours des cas où une personne demandera à consulter un document et manifestera sa déception en apprenant qu’il n’a pas été conservé. Cependant, l’archiviste sera toujours présent pour expliquer pourquoi les documents n’ont pas été conservés par la puissance publique, voire n’ont pas existé, et réorienter la personne vers d’autres sources susceptibles de répondre à sa demande.

Loin d’être seuls aux commandes pour décider de conserver ou de détruire des documents, les archivistes appuient leurs pratiques professionnelles sur un large corpus de textes législatifs et réglementaires, de normes et de règles, de principes déontologiques ou, encore, sur leurs connaissances de la recherche en sciences humaines et sociales et de leurs échanges avec les chercheurs. Ils agissent dans l’intérêt public, en faveur de la transparence inhérente à une démocratie, et pour la bonne conservation des sources, permettant la justification des droits des personnes et l’écriture de l’histoire. La CFDT-CULTURE ne peut que regretter que la démarche précipitée des Archives de France ouvre la porte à une individualisation et un émiettement des pratiques professionnelleset soit relativement éloignée des réalités de la profession, qui œuvre en concertation avec les administrations productrices et les publics, qu’il s’agisse d’historiens ou de simples citoyens.

On peut également s’interroger sur la portée de la transparence. Oui, on trouvera sur internet, accessibles à tous, les textes qui forment la doxa des archivistes et les tableaux de gestion qui documentent leurs choix. Mais est-il vraiment réaliste d’imaginer qu’ils seront consultés largement ? La transparence ne peut être dans la (seule) publication de ces documents. Pour légitimer leurs choix, les archivistes doivent inviter leurs concitoyens à se prononcer sur de grands principes, simples, faciles à expliquer. Dans l’objectif d’une proposition démocratique, on ne peut se contenter de confisquer le débat en limitant la consultation à des questions techniques qui excluent de fait la très grande majorité de la population.

Doit également être posée la question de l’adaptation de la politique archivistique aux injonctions contraires de la société : la conservation presque intégrale des sources nominatives de l’histoire personnelle de chaque citoyen, évoquée ci-dessus, et le droit à l’oubli (notons d’ailleurs que cette concertation intervient à contretemps avec la mise en place du RGPD – Règlement général sur la protection des données – dont les impacts sur les archives vont dorénavant être importants). Ce n’est qu’ensuite qu’on peut estimer si nous conservons trop.

Mais conserver les archives utiles pour tout un chacun suppose des moyens humains, matériels et financiers. Quel prix est-on prêt à mettre pour des services publics d’archives de qualité concourant au bon fonctionnement de notre démocratie ?

Telle est la question cruciale, et pourtant non posée, dans l’enquête sur les «archives pour demain».

La CFDT-CULTURE, section Archives
Paris, le 25 mai 2018

Télécharger le tract : CFDT-CULTURE : les archives pour demain. 25 mai 2018